lundi 26 novembre 2012

Chega de Saudade, Par Télésphore Gyromitre

J'ai le plaisir d'inviter dans ce jardin, une fleur offerte par Téléspohore Gyromitre. Bienvenue ! 
Porte-Cierge
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En ces temps difficiles où de petites élites perdues en mal de réalité ne savent plus quoi faire pour précipiter le peuple qu’ils représentent vers leurs abîmes moraux, il est bon de regarder ce qu’il y a de beau, à l’invitation de Jacques Brel.

Je me suis récemment remis à écouter de la bossa nova et à reprendre ma guitare pour en jouer. M’arrêtant sur un morceau en particulier, le trop fameux Chega de Saudade, interprété par les plus grands (João Gilberto et Tom Jobim, Vinicius de Morães, Caetano Veloso, …), un certain symbolisme subtilement esquissé par cette musique franco-brésilienne* m’est apparu soudain.

La bossa nova : une alliance paradoxale

Pour qui n’a qu’une vague idée de ce qu’est la bossa nova, qu’il me soit permis de la lui résumer en peu de mots. Il s’agit de l’alliance d’une mélodie douce, aux mots simples (en portugais-brésilien), avec un accompagnement d’accords complexes et chaleureux, exécutés le plus souvent à la guitare. Les thèmes abordés tournent bien souvent autour de l’amour, de la joie, de la solitude, de la tristesse, de l’attente, de l’aspiration à la félicité, via des concepts très lusitaniens comme celui de la saudade (nostalgie, mélancolie, absence d’un bien perdu) qui créent cette constante instabilité émotive – une intrigue, dirait-on au théâtre classique. De là à inférer une relation directe au fado lisboète, il n’y a qu’un pas…

La bossa nova est à la fois extrêmement simple et extrêmement complexe, disons-nous. Simple par ses paroles et ses mots, d’abord. Il est curieusement difficile de traduire fidèlement en français les textes de bossa nova tant la langue portugaise absorbée par les Brésiliens semble épurée – mettant ainsi à nu l’incapacité latente de notre idiome natal si littéraire et si intellectuel à parler au cœur avec des mots simples. Tristeza, felicidade, amor, você, eu, lindo, louco, nada, mar, ilusão, acabar, … sont des mots qui reviennent souvent dans la bouche de ces chanteurs à la voix sobre**. Le classique Desafinado est un exemple d’humilité, en ce sens que l’interprète chante volontairement faux pour illustrer l’humilité d’un cœur qui aime et se livre simplement à la rudesse, l’ingratidão d’une femme que l’on devine parfaite et orgueilleuse.


Mais la bossa nova est également complexe par sa musique, et ce malgré la présence « nécessaire et suffisante », « minimale » d’une guitare sèche. Sans être expert en théorie musicale, il n’est pas difficile de percevoir, à la simple écoute d’un morceau de bossa, l’immense richesse des accords qui accompagnent ces mélodies. Sans être moi-même un génie de la guitare, il m’est vite apparu – grâce à la bienveillance d’un professeur notamment – que la bossa nova est le meilleur terrain d’étude qui soit pour aborder les subtilités (« les plus mesquines », dirait Papa Talon) de l’instrument à six cordes et en exploiter les plus profondes ressources. En associant à chaque type d’accord sa personnalité et l’atmosphère qu’il dégage auprès d’une mélodie, l’on retrouve parmi tant d’autres la stabilité des accords majeurs, la retenue des accords mineurs, l’intimité des accords de sixième, l’alacrité des accords de septième et la rêverie des majeurs septième, sans parler de leurs diverses colorations, la douce neuvième, sa diminution incertaine et son excentrique augmentation, la confidente onzième, la fraternelle treizième…
 (O Tom Jobim)


Une allégorie de l’homme et de la femme

Ce qui suit s’appuie sur la vidéo de João Gilberto chantant Chega de Saudade avec sa fille Isabel (Bebel) sur TV Globo en 1980. Cette chanson décrit l’état d’âme d’un homme qui ne supporte plus d’être séparé de celle qu’il aime, mais dont il espère le retour (voir les paroles à la fin de l’article).


Variação 1

Dans la première partie de cette vidéo, Bebel chante seule tandis que son père l’accompagne à la guitare. Agée d’une quinzaine d’années seulement, on sent dans la voix le manque d’assurance de la jeune fille dès les premiers vers, image presque touchante de la beauté, la noblesse humaine passant par l’imperfection et l’innocence. A mesure que la chanson s’écoule, Bebel prend progressivement confiance en elle et finit par adresser des regards et sourires complices à son père alors que la mélodie se fait de plus en plus allègre (dénouement de l’intrigue).
La première variation du symbolisme passe par le dialogue implicite entre le père et la fille, entre l’homme et la femme. On la trouve dans la fragilité de celle-ci, son langage délicat et mélodieux, recherchant le regard et la protection masculine, du père comme de l’homme. Celui-ci, sûr de lui, offre un cadre protecteur où se mêlent accords complexes à la justesse quasi mathématique et harmonie rythmique, qui ne peut défaillir. L’alliance de l’humilité mélodique féminine et de l’assurance technique masculine. Cœur et raison.

Variação 2

Dans la seconde partie de la vidéo, en réponse à Bebel, João Gilberto chante de nouveau le début de la chanson tandis que celle-ci attend le final pour chanter les derniers vers avec lui. Cette fois-ci, la fille laisse son père chanter seul, ce père qui soudain – avec le doux timbre qu’on lui connaît – semble grimacer des souffrances de l’homme qui n’en peut plus de l’absence de l’être aimé.
Le seconde variation du symbolisme, plus abstraite ici, se perçoit comme cette souffrance masculine, solitude presque enfantine, susurrée faiblement sous le regard de la femme bienveillante, invisible, imaginaire, qui l’écoute – car une femme rôde toujours quelque part dans une chanson de bossa nova – , présence féminine matérialisée par les accords chauds émis par six cordes prodigues en affection maternelle, comme un baume réparateur recouvrant ses plaies ouvertes en attendant la guérison de l’amour retrouvé. L’alliance de l’homme faible, harassé de la privation d’amour d’une part, et du cocon chaud, ouaté de la femme accueillant cette plainte de l’autre. Faiblesse et chaleur.

Pour terminer, voici le texte original de la chanson en portugais, avec traduction française aussi fidèle que possible, mais résolument inchantable en l’état ! (Pour démontrer en effet à quel point le français a dû mal à dire ces choses simplement…)

Vai, minha tristeza e diz a ela que sem ela não pode ser
(« Va, ma tristesse, va lui dire que sans elle, la vie n’est plus possible »)

Diz-lhe numa prece que ela regresse porque eu não posso mais sofrer
(« Fais-lui cette prière afin qu’elle revienne, je ne puis souffrir plus longtemps »)

Chega de saudade, a realidade é que sem ela não há paz, não há beleza
(« Assez de saudade… en vérité sans elle, il n’est pas de répit, pas de beauté »)

E só tristeza, e a melancolia que não sai de mim, não sai de mim, não sai
(« Tout n’est que tristesse, une mélancolie qui ne me lâche point, ne me lâche point »)

Mas se ela voltar, se ela voltar, que coisa linda, que coisa louca
(« Mais si elle revenait, si elle revenait ce serait magnifique, ce serait fou »)

Pois há menos peixinhos a nadar no mar do que os beijinhos que eu darei na sua boca
(« Car il y a moins de poissons nageant dans la mer que de baisers que sa bouche recevra » – jeu de mots en portugais, peixinhos = poissons / beijinhos = baisers)

Dentro dos meus braços os abraços hão de ser milhões de abraços
(« Dans mes bras, mes étreintes seront des milliers d’étreintes »)

Apertado assim, colado assim, calado assim, abraços e beijinhos e carinhos sem ter fim
(« Serré, collé ainsi, sans rien dire, étreintes, baisers et câlins infinis »)

Que é p’ra acabar com esse negócio de viver longe de mim
(« Pour en finir avec cette histoire, que tu vives loin de moi »)

Não quero mais esse negócio de você viver assim
(« Je ne veux plus de ce jeu-là, que tu vives ainsi »)

Vamos deixar esse negócio de você viver sem mim 
(« Arrêtons ce petit jeu, que tu vives sans moi », traduction difficile de negócio ; on peut comprendre que les deux amants s’étaient séparés d’un commun accord, sorte de marché conclu dont l’homme ne veut plus)

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* J’ose le dire avec une audace purement chauvine. N’oublions jamais que le chanteur Henri Salvador – dont les talents guitaristiques sont bien souvent oubliés – a été l’un de ses accoucheurs au Brésil lorsque, selon la légende, Jobim émit l’idée de ralentir le rythme de la samba en y adjoignant des mélodies…

** Penser à Henri Salvador encore une fois, avec sa célèbre Chanson douce que me chantait ma maman… l’une des rares et belles tentatives de bossa nova en français.








jeudi 22 novembre 2012

L'enfer des choses - Dumouchel et Dupuy



L'économie est la continuité du sacré par d'autres moyens....



Promis, il y a très longtemps. Voici les extraits de ce livre que je souhaite conserver. Ils n’empêchent pas une lecture complète de ce livre extrêmement éclairant sur la manière d'utiliser les thèses de René Girard sur la compréhension de notre monde économique.



La première partie de Jean Pierre Dupuy se concentre sur la consommation ostentatoire et la vanité du monde que nous ne savons plus limiter. ("La modernité, c’est le libre cours donné à des compétitions abstraites dans lesquelles les hommes s’épuisent à se distancer les uns les autres.") Il ne reste que la compulsion de notre société au mensonge de notre autonomie par la "grâce" du droit et de la consommation.... Face à la médiation interne envahissante, à la crise mimétique démultipliée chez les individus et dans l'histoire, recréons des barrières entre les hommes proposait Dupuy.

La seconde partie de Paul Dumouchel tente une analyse de la rareté, nuance clé de la théorie économique. Il souhaite nous montrer avec l'aide de Girard que la rareté n'est lié à aucune quantité, qu'elle est subjective et tente ensuite de la comparer, en ce qu'elle est le moteur de notre monde économique, à la crise sacrificielle décrite par René Girard. Elle est le refus volontaire et social des solidarités communautaire, la transgressions systématique des interdits traditionnels. Avec l'aide de l'anthropologue Sahlins, il montre que les sociétés primitives par bien des aspects étaient des sociétés d'abondance où l'expérience de la rareté était  égale à celle de la violence et de la destruction de la communauté. De ce fait, la science économique, par son retournement  de cette expérience et des valeurs (cf phrase de Keynes voir en bas à la page 141), devient indissociable de la violence. Le libéralisme est la religion de cette pratique qui utilise cet ensemble social dangereusement déséquilibré et qui comme tenant la bride à un cheval enragé avance avec folie en faisant la course à son ombre. le rodéo n'est il pas le symbole de notre monde économique? Le cheval enragé n'étant que la crise mimétique moderne sans résolution. La course est folle et si le livre est écrit en 1979, il est incroyablement d'actualité et nous appelle à une conversion. Conversion sur la manière dont nous voyons notre économie. Science qui comme le dit Girard dans la postface conçoit le désir linéairement et s'expose à toutes les déraisons raisonnables....


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Partie de Jean Pierre Dupuy
P24 La satisfaction des besoins relationnels passe nécessairement, dans cette société, par la recherche d’un statut, de l’argent, du prestige, etc. : de façon générale, du meilleur classement possible dans les compétitions de toutes sortes qui opposent quotidiennement les hommes les uns les autres. Or le niveau de vie, les objets possédés ou consommés ostensiblement sont les signes visibles des victoires remportées dans ces joutes du temps moderne, de même que, pour Veblen, les trophées, le butin  étaient pour les époques barbares « des preuves tangibles de vaillance, prisées comme autant de témoignages d’une force remarquable »

P31 La réprobation morale propre aux sociétés puritaines n’est souvent, affirme Foster, qu’une envie refoulée : en s’attachant rigidement aux respects de normes et de règles définies strictement pour justifier son indignation, on cache une envie que l’on a peur de s’avouer et honte de reconnaître, envers l’autre qui goute aux plaisirs interdits.
[…] Aussi, celui qui se plaint de sa condition ne peut que s’en prendre à lui-même et incriminer sa paresse ou son incompétence. Voila ce que n’arrête pas de répéter le libéralisme triomphant face aux revendications ouvrières. L’égalité des individus, c’est le droit à la concurrence, et tout ce qui vient entraver le libre jeu du mécanisme concurrentiel, dans le but de venir en aide aux plus défavorisés, finit par se retourner contre eux en diminuant la richesse nationale. La situation n’offre donc aucune prise, culturelle ou symbolique, aux rationalisations qui attribuent à des forces incontrôlables l’origine de l’infortune. La valeur personnelle des hommes se lit à leur condition. Il faut les supposer non envieux pour imaginer qu’ils puissent former une société dans ces circonstances. C’est ce que font la plupart des auteurs libéraux.

P42 Supposer que les hommes sont naturellement et culturellement mauvais est aussi paresseux que moralisateur que de faire l’hypothèse inverse. Cela évite de réfléchir, non à l’objet, mais aux raisons de leur violence. A la question que posait Stendhal : « Pourquoi les hommes ne sont ils pas heureux dans le monde moderne ? », nous avons répondu comme Tocqueville : parce qu’ils sont des obstacles les uns pour les autres. Sans fausse modestie, cette réponse est certainement très supérieure à tous les discours actuels sur « le pouvoir et les pouvoirs ». Mais elle reste très insuffisante. Quand à la façon dont nous avons concilié le signe et l’envie, le recul me l’a fait mieux percevoir. Dans le monde moderne que nous avons mis en scène, on voit partout des gens qui se font admirer, mais on ne voit nulle part d’admirateur.

P50 A mesure que les conditions de vie de la société industrielle se mettent en place, les différences concrètes entre les hommes s’atténuent toujours plus et se résument finalement à ce qu’on nomme aujourd’hui les inégalités. Or  jamais on n’a consacré tant d’efforts à se distinguer les uns les autres, tout en jugeant insupportable le moindre signe de distinction chez le voisin. Les préposés à la recherche des inégalités sociales en découvrent des nouvelles tous les jours – les dernières en date portent sur la capacité de résistance au soleil et à une nourriture abondante -,  tandis que des divisions arbitraires se creusent entre des groupes parfaitement identiques, qu’ils se fascinent d’autant plus qu’ils s’inventent les raisons les plus dérisoirement abstraites pour s’excommunier les uns les autres. Il n’y a pire rivalités que celle des frères ennemis. Blanc bonnet et bonnet blanc sont toujours convaincus que tout les oppose et qu’ils n’ont rien en commun.
L’ordre social traditionnel est fondé sur la différence, qui exclut l’imitation. La modernité juge toute différence arbitraire et donc intolérable : plus elle réussit à les effacer, plus les hommes, subjugués, portent leur regard sur leurs doubles, non pour les copier mais pour s’en distinguer au contraire. Où voit-on que les hommes s’imitent ? L’imitation, la mimesis, est une force de cohésion sociale : que ferait-elle dans une société divisée, où les hommes sont des loups pour les voisins ?

P57 La modernité, c’est le libre cours donné à des compétitions abstraites dans lesquelles les hommes s’épuisent à se distancer les uns les autres.

P58 La grande découverte de Girard, c’est la pensée primitive qui la lui a fait approcher. Les primitifs craignent l’imitation, car ils savent qu’elle est indissociablement liée à la violence. Derrière l’oscillation du sort qui favorise tantôt un rival, tantôt l’autre, ils discernent la réciprocité et l’identité. Chacun des antagonistes a toutes les raison du monde de se penser radicalement différent de l’autre, mais de l’extérieur ils se ressemblent comme des frères ennemis. Voulant interdire la violence, les primitifs interdisent tout ce qui évoque le mimétisme : la vengeance, qui n’est que la répétition de l’acte qui la suscite, mais aussi les miroirs, les jumeaux… Nous ne voyons que superstition et magie, sans soupçonner qu’il pourrait s’agir de la manifestation d’un savoir qui nous échappe.


P62 Le romantisme, c’est l’individualisme bourgeois, le Moi dominateur et solipsiste, l’originalité érigée en dogme, l’autosuffisance proclamée en dogme bruyamment. Il faut le génie de quelques romanciers pour révéler que ce ne sont que mensonges. Jamais le souci de l’autre n’a été une telle obsession, nous dit Stendhal, jamais le besoin d’imitation n’a été aussi irrésistible. Si ces sentiments modernes que sont « l’envie, la jalousie et la haine impuissante » apparaissent si contagieux, il faut en chercher la raison dans « l’imitation passionnée d’individus qui sont au fond nos égaux et que nous dotons d’un prestige arbitraire ».

P91 Quant à « l’effet de signe » proprement dit, c'est-à-dire l’utilisation d’objets « signifiants » dans cette recherche de l’admiration des autres, nous avons déjà compris à quel retournement radical nous convie Girard. Ce n’est pas parce qu’ils leur permettront d’être bien vu de leurs semblables que les hommes désirent les objets. Ils désirent les objets parce que ceux-ci sont possédés ou désirés par d’Autres qui leur semblent jouir de ce à quoi ils aspirent le plus au monde : l’autonomie, c'est-à-dire la sortie de l’enfer mimétique où ils se trouvent plongés. La première interprétation reste au service du mensonge individualiste : l’autonomie du désir est possible, la société donne les moyens d’y accéder.  La double logique du discours publicitaire l’illustre à merveille.

P94 Voila pourquoi toute victoire est destinée à se transformer en échec. Seule la distance métaphysique qui sépare le sujet du couple modèle-objet (nous savons que cette distance varie en sens inverse de la distance sociale et spirituelle) est capable de donner de la valeur au modèle et à l’objet ; Or une victoire, c’est par définition l’annulation de cette distance. Le sujet réussit à posséder l’objet, être ou chose, le rival se soumet, fasciné. Les regards qui convergent vers le sujet et le désignent comme modèle ou objet désirable perdent par là-même à ses yeux leur vertu d’orientation. Dans ce monde sans repère, il n’y a qu’une chose dont il soit sûr : sa propre nullité. Il se hait trop pour ne pas mépriser celui qui admire ou simplement lui veut du bien.

P134 Les hommes se sont laissés entraînés dans un cyclone qui les emporte Dieu sais où. Girard nous dit que c’est vers l’œil du cyclone, lieu pacifique où une humanité enfin réconciliée avec elle-même s’ouvrira au Royaume –qui-n’est-pas-de-ce-monde. Mais le cyclone est l’image même de ce paradoxe. Plus on est proche de son œil immobile, plus on tournoie, impuissant à maîtriser sa course. Il est possible que le royaume d’amour soit notre destin. Je préfère, moi, qu’il advienne porté par notre liberté.

Partie Dumouchel
P141 L'envie et la convoitise devienne hautement recommandable parce qu'elles sont les moteurs de l'activité économique, et que l'activité économique permet d'échapper à la pauvreté, de vaincre la rareté, la nécessité qui causent et engendrent de bien plus grand maux, la violence et la destruction, le vice et la misère. L'économie devient une morale plus haute que la morale. Elle dépasse les velléités de faire du bien des bonnes intentions moralisantes comme l'a rappelé Keynes dans une phrase terrible : "Pour au moins cent années encore nous devons nous persuader, nous et les autres, que le bien est le mal et le mal est le bien, car le mal est utile et le bien ne l'est pas."

P176 C’est donc à la perte des interdits anti mimétiques, à la crise sacrificielle que correspond la rareté. Mais manifestement, à une crise qui ne comporte nulle résolution sacrificielle, car l’unanimité et la paix retrouvée effaceraient la rareté. L’ambivalence de la rareté suppose un état où le paroxysme de la crise coïncide avec un ordre stable, sans que n’ait lieu pour autant le mécanisme de l’unanimité fondatrice.
Si la mimésis désirante et la crise sacrificielle sont bel et ben ce qu’en dit Girard, on se demande comment un tel état est possible. L’ambivalence de la rareté exige une simultanéité des contraires si grandes, qu’elle semble impensable.
Or il n’est pas inutile de remarquer que cet état, indispensable à l’émergence de l’ambivalente rareté, correspond exactement à la définition des sociétés modernes donnée par Girard : « Le mouvement historique des sociétés modernes est la dissolution des différences, il est très analogue à tout ce qu’on a nommé ici crise sacrificielle… Il faut noter, toutefois, que le monde moderne réussit sans cesse à retrouver des paliers d’équilibre, précaires, assurément, et à des niveaux d’indifférenciation relative qui s’accompagnent  de rivalités toujours plus intenses mais jamais suffisantes pour détruire ce même monde. Les analyses des chapitre précédents donnent à penser que les sociétés primitives ne résisteraient pas à une telle situation : la violence perdrait toute mesure et perdrait, par son paroxysme même, le mécanisme de l’unanimité fondatrice, restaurant du même coup quelque système fortement différencié. Dans le monde occidental et moderne, rien de tel ne se produit jamais, l’effacement des différences se poursuit, de façon graduelle et continue, pour être tant bien que mal absorbé et assimilé par une communauté qui s’étend peu à peu à la planète entière.» On retrouve en maints endroits, chez Girard, cette définition du moderne comme une espèce de « crise mimétique démultipliée, chez les individus et dans l’histoire », « sans emballement catastrophique ni résolution d’aucune sorte».

P179 La rareté est une institution sociale. Elle institue le monde moderne comme le sacré instituait les sociétés primitives. Comme lui, elle protège la communauté contre la violence essentielle. Son fonctionnement, à la fois très proche et très différent de la résolution sacrificielle de la crise, repose sur les mêmes mécanismes. Seule une mutation survenue à l’intérieur du sacré détermine ce changement de registre et de régime.
La rareté est l’abandon généralisé des obligations de solidarité qui unissaient la communauté. Elle est la transgression systématique des interdits traditionnels. Elle est le refus volontaire des protections antimimétiques offertes par le sacré et le sacrificiel. Ce renversement à l’égard du sacré construit socialement un ensemble de biens et de ressources tel que les besoins et les désirs de tous ne puissent être satisfaits.

P185 Si la Révélation chrétienne fournit la distance intérieure nécessaire à l’extériorité des sociétaires, la rareté, rigoureusement, doit être définie comme le mécanisme par lequel l’intensification des rivalités joue en faveur de cette extériorisation progressive des sociétaires. La transformation du sacré en rareté se produit tout entière dans l’aveuglement mimétique. Pour chacun de ceux qui la professent, et la produisent sans le savoir, il ne s’agit pas d’autres chose que de poursuivre leur propre désir, c'est-à-dire que d’être de plus en plus victime de la fascination mimétique.

P232 Les textes de la tradition libérale sont des légendes profanes qui racontent la naissance des sociétés sans dieu. Des mythes athées qui rappellent l’institution de la rareté, éternelle et atemporelle, et la chute du religieux primitif. Ce sont des commémorations sans rites, de l’époque où l’extériorité des sociétaires a prévalu contre le religiare sacré. Des épopées sans héros où la parcimonie de la nature se charge de la violence humaine. Le compte rendu de l’aventure mesquine des vices privés, produisant la misère publique, au nom de l’abondance. Derrière les calmes raisonnements des philosophes libéraux, se cache une violence terrible et terrifiante réalisée socialement dans l’indifférence, au nom de l’abondance, et sous le signe de la rationalité instrumentale.

P246 Pour qui cette rationalisation a-t-elle un sens ? Pour ceux qui ont déjà commercialisé une grande, ou la majeure partie de leur production. C'est-à-dire pour ceux qui sont les plus riches et qui sont tout en haut de l’échelle sociale définie par le système de l’occupation parcellaire du sol, les gros propriétaires et les seigneurs.
Reprenons maintenant le problème d’une autre manière. L’ancien système d’occupation du sol est un système hiérarchique au sommet duquel se trouvent les grands propriétaires et les seigneurs. Or ce système va être détruit, et détruit par eux. A quelle fin et pour quelle raison ? Pourquoi détruire ce qui vous est tout entier favorable ? Pour en tirer plus d’avantages ? Réponse équivoque, puisque vous en tirez déjà tous les avantages. La preuve en étant que vous allez bientôt réussir à détruire ce système, contre l’avis de tous les intéressés. Vous ne pouvez donc tirer plus ou moins d’avantages de ce système que par rapport à un autre système apparenté, et plus précisément par rapport à quelqu’un qui occupe dans l’autre système une position équivalente  la votre. En d’autres termes, les raisons qui poussent les riches propriétaires et les seigneurs à enclore les paroisses ne viennent pas des relations qu’ils entretiennent avec leurs paysans, mais de rivalités qui les opposent entre eux. CQFD.
L’expulsion des tiers par les doubles socialement est le résultat de rivalités qui opposent les doubles entre eux. Ces expulsions s’accomplissent dans l’indifférence par l’abandon des obligations traditionnelles de solidarité, et sous le signe de la rationalité instrumentale. Ouvrez n’importe quel livre d’histoire de l’Angleterre au XVIIIème siècle, et vous trouverez exactement la même chose. Les enclosures ont été accomplies par la petite et la grande aristocratie terrienne, désireuses de s’enrichir et jalouses de la prospérité croissante de la nouvelle bourgeoisie commerçante. Prenez maintenant un livre un eu plus spécialisé, comme la révolution industrielle au XVIIIème siècle, de Paul Mantoux, et vous verrez que les arguments mis en avant pour justifier les enclosures étaient essentiellement la rationalisation du travail agricole et l’augmentation de la production.

P251 Revenez quelques pages en arrière ; les enclosures étaient la condition indispensable à la rationalisation du travail agricole et à l’accroissement de la production. La conclusion est immédiate : c’est le procédé par lequel on accroît la production agricole qui institue la rareté. Là je retrouve mon modèle : c’est le mouvement même par lequel on s’imagine lutter contre la rareté. Je retrouve l’aporie de la rareté : la rareté est parfaitement indépendante de la quantité réelle de biens et de ressources disponibles.

Partie Girard
P258 Ces écrivains ne doivent pas leur supériorité à une image particulièrement fertile, à un pouvoir d’inventer ex nihilo. Ce n’est pas l’originalité qui m’importe, ce qui distingue les œuvres les unes des autres, mais au contraire ce qui fait qu’elles se ressemblent. Essayer de préciser ses ressemblances, comme j’ai voulu le faire, c’est forcément s’orienter vers le désir mimétique, qui tend peu à peu à se dégager de ses illustrations romanesques et dramatiques et à faire figure d’instrument d’analyse indépendant, directement applicable au phénomène les plus divers. Jean Pierre Dupuy et Paul Dumouchel jugent que l’expérience vaut la peine d’être tentée dans le domaine de l’économie.

P261 Loin d’être « inconscient », comme le veut Freud, le désir est à son propre égard d’une lucidité extraordinaire ; il ne cesse jamais de s’instruire et de modifier ses moyens et même, jusqu’à un certain point, ses fins, en fonction de ce qu’il apprend. Il n’y a pourtant pas de pire aveuglement que cette lucidité-là, il n’y pas de pire déraison que la raison du désir, car elle consiste à se montrer aussi raisonnable que possible sans renoncer au désir lui-même, et en lui ménageant chaque fois « une dernière chance » qui consiste à chercher dans la résistance la plus forte, l’opposition la plus hostile ou l’indifférence la plus profonde, le modèle le plus prometteur, et à resserrer toujours, de ce fait, l’étreinte du double bind. Comme tous tendent alors à collaborer pour assurer les effets les plus pervers, les paradoxes prolifèrent. C’est donc ici le domaine de la prophétie auto réalisatrice (self-fulfilling prophecy), qui est aussi bien  ce lui de la sexualité dite névrotique et du « snobisme » proustien que celui de l’économie consommatrice et inflationnaire.

lundi 19 novembre 2012

l’avènement de la démocratie en Europe - Marcel Gauchet



Aujourd'hui, je vous propose une conférence de Marcel Gauchet. Elle m'a permis de comprendre mieux le bonhomme, sa pensée et l'urgence de la connaître.
Comment comprendre notre époque ? Quelle histoire faisons nous ? A-t-elle un sens ?

Je fus heureux de rencontrer les concepts de hétéronomie et d'autonomie (le fameux passage de la sortie du religieux). Surpris par son refus de réfléchir à l'influence de l'économie et de la science (les voyant plutôt comme des conséquences).
Il dessine la montée de l'homme démocratique, ses structures politique, légiste (individualisme....) et sa perception historique désormais
Comme (prétendu...) chrétien, je suis assez subjugué par cette conférence et l'agnosticisme revendiquée de Marcel Gauchet.... Car il m'est évident que ce monsieur éveille un processus chrétien : la libération de la religion. Liberté face à un ordre politique transcendant, sens de l'histoire (du salut) et libération de l'individu n'appartenant qu'à sa communauté. Alors il y a un problème.... C'est que le christianisme reste transcendant. Les chrétiens ont jeté le bébé avec l'eau du bain. Girard en cela nous aide. Nous souvenir que toute recherche d'autonomie est souvent romantique et absurde. Et en même temps rendre grâce de nos libérations et de pouvoir interpréter l'histoire. Nous sommes encore dépendant des autres, la violence reste toujours présente, l'essentialisation de notre situation ou d'une partie de celle-ci devient meurtrière. Quand Girard appelle à ce que chacun devienne mystique et accepte"l'hétéronomie autonome" du chrétien libéré, Gauchet appelle à une construction humaine où chacun pourrait retrouver un régime équilibré et raisonnable où il prendrait les 30 glorieuses pour modèle. (part d'illusion, non ?)

Très personnel- lement, je trouve que Mr Gauchet fait le grand écart. D'un coté il affirme chercher le sens de l'histoire, la penser et d'un autre coté tout est contingent et le fruit du hasard et de la nécessité. Toutes les cultures sont dignes "mais si la modernité occidentale gagne, cela n’indiquerait en rien qu’il y avait une nécessité à ce triomphe". Tout aurait pu être possible et "Rien ne destinait la prédication d’un messie juif assez improbable à devenir l’assise de la plus puissante église de tous les temps".
Oui, le "hasard et la necessité", c'est bien de ne pas vouloir être Hegel, mais refuser à ce point les "lois de l'histoire" et de refuser l'universalisme, c'est étonnant.
Malgré tout, sa pensée est incroyablement nourrissante. Et cette conférence (vidéo plus bas !!!) ne me permet que de m'initier à sa pensée...



(1 ère vidéo)
J'ai sauté l'intro (pardon monsieur..)

Marcel attaque dans le dur. il veut une pensée de l'histoire. Ce n'est pas parce que nous sortons d'échecs cuisants, qu'il faut y renoncer. Il faut lutter contre l'idée naïve et inconsistante du postmodernisme qui pense que l'ère des grands récits est close. Penser l'histoire est nécessaire et possible si on le fait soigneusement.
Car si l'idée du progrès, de développement calle, nous voulons savoir dans quel devenir nous mettons les pieds. Quelle est notre modernité?
Gauchet veut lutter contre "l'économisme" qui nous ferme à toute réflexion en posant l'économie comme seule capacité explicative. Gauchet pense que l'économie n'est qu'une partie d'un cadre plus vaste. La crise de 29 était déjà l'expression d'une crise plus large, de même 2008 est l'expression d'un crise de l'économie dans le cadre d'une crise démocratique.

Quelle crise de la démocratie vivons nous alors que tout le monde est d'accord sur le principe ? Pourtant, il y a un malaise et un sentiment d'impuissance. Nous sommes de plus en plus libre et avons de moins en moins de pouvoir collectif, elle perd son sens;
Pour le comprendre, il faut du recul et analyser la longue durée de notre processus démocratique.

La démocratie à mon sens est le concept englobant de la modernité. Tout autre définition (science, égalité, capitalisme) ne serait que partielle.


La démocratie est l'expression de l'autonomisation du monde humain sous l'effet du processus de sortie de la religion. Processus générateur du monde moderne. Après, tout n'est plus que mise en forme politique de l'autonomie humaine. La sortie de la religion n'est pas la sortie de la croyance religieuse, c'est la sortie de la structure religieuse de monde humain. (2ème video) Nous sous estimons le rôle des religions dans les sociétés anciennes. C'est plus qu'un sentiment, c'est une manière d'être complète des sociétés impliquant un type de pouvoir et une forme de cohésion sociale. Or la sortie de la religion depuis le XVIème siècle est l'arrachement à cette manière d'être. C'est passer de l'hétéronomie à l'autonomie. D'un société où sa constitution porte un modèle extérieur et transcendant à son extraction vers des modes de structuration autonome. C'est la révolution moderne. C'est le cadre de toutes nos révolutions scientifiques, politiques, religieuses et industrielles. Nous sommes toujours dedans et c'est ce qui nous travaille. Notre crise est une crise de croissance de la démocratie et de cette révolution. Crise d'articulation des composantes de la démocratie. Gauchet fait un comparatif entre 1900 et 2000, pour lui deux crises de croissance.La première (rappel seulement 3 républiques dans le monde en 1900). On se bat pour le suffrage universel. Avènement invincible de la démocratie. il y a une poussée des masses qui rendent les politiciens impuissants, rejet des parlementarismes, les masses de gauche appellent à la révolution sociale, et celles de droite à la nation. La première réponse à cette crise est le totalitarisme. On pense que c'est ce qui peut répondre à cette crise. Notre situation est différente, les périls sont inverses. Nous ne craignons pas le totalitarisme  mais la désarticulation des collectifs. Il faut redouter l'impuissance complète  L'individu total créant l'impouvoir radical. De même nous avons eu la chance de vivre, de nous reposer sur la solution démocratique de la première crise de croissance, les 30 glorieuses. Haute croissance et miracle politique de la stabilisation libérale.

Structure de l'autonomie
Néanmoins, c'est la même structure, avancée de l'autonomie. Détaillons cette autonomie en 3 points.
1 Politique. Le passage de l'hétéronomie à l'autonomie, c'est l'apparition d'une nouvelle forme politique. Avant, cité, royaume, empire, maintenant état-nation. Nouvelle forme de communauté politique associé à un nouveau type de pouvoir de cette communauté. Avant, pouvoir vient de l'incarnation d'un principe invisible, le roi en qui tout atteste charnellement l’assujettissement de la communauté à plus haut qu'elle. en autonomie, le pouvoir, c'est l'état, machine abstraite, déliant le ciel et la terre et gouverne les communautés selon ses raisons internes. Il faut un état pour faire une démocratie.
2 Droit. Le droit dans le sens qui définit la légitimité et l'autorité. Avant est légitime ce qui vient d'en haut. Le droit attestant l'autorité d'un tout. Après la révolution moderne, le droit des individus est source de toute légitimité, il procède de l'accord de ces individus. Droit de l'homme. Nous sommes passés au tout collectif au tout individu. (3eme video) Exemple, la famille, matérialisation de l'autorité d'un tout se volatilise avec le principe de légitimité, ce qui compte c'est ce que font les individus.
3 Histoire. ou plutôt, l'orientation historique. Certes, toute société est soumise à l'histoire car soumise à la corruption et la détérioration et ne peuvent pas ne pas changer. Mais notre société est très originale. Elle change, mais surtout elle veut changer, elle s'organise autour de sa volonté de changement délibéré. L'hétéronomie, c'est le passé, la tradition, obéir et transmettre. L'autonomie, c'est la révolution des orientations temporelles de la société, passé disqualifié, l'avenir compte. Cela change tout. 1750-1850, passage vers une société tourné vers l'innovation technique et la production matérielle, société d'économie. La révolution industrielle en est l'expression. La société de l'histoire est une société de l'économie.
Tout cela a une incidence folle en politique dans le rapport entre pouvoir et société. Hétéronomie, le pouvoir est au dessus d la société, le corps politique est la cause de la société. En autonomie, la société est première car cause du changement, lieu de l'action de la production de l'histoire. Le pouvoir est second, il ne représente que la société, il ne communique plus l'ordre au dessus de la société. Ce renversement est l'orientation libérale. Il fonde notre idée du pouvoir comme représentation sur la base de la liberté privée des individus. (libéral, mot piège, il y a le discours et la structure, idéologie et ordre).

L'autonomie n'est pas seulement un idéal, c'est une manière pratique de se produire soi-même dans le temps, une organisation pour cette production.Voir ces trois composants permettent une réponse claire à un problème classique. La différence entre la démocratie antique et moderne ? La structure politique de l'état, le droit universel des individus et l'orientation historique.

Mais pour comprendre l'histoire de la démocratie, il faut comprendre encore trois choses.
1 la structure autonome ne s'affirme que progressivement, elle passe des compromis avec l'hétéronomie. Exemple de l'ancien Régime, compromis entre le principe royal et étatique, lutte puis divorce. Tout compromis est en renégociation permanente.

2 La nature problématique de la sa composition. Les trois vecteurs de l'autonomie peuvent se retourner contre elle. L'état permet à la communauté politique de maintenir ou d'écraser. le droit des individus fonde les libertés mais peuvent se retourner contre la collectivité. L'histoire, c'est la liberté puisque nous nous faisons nous-même à travers elle, mais cette expression de l'autonomie peut nous échapper. Nous pouvons faire l'histoire que nous ignorons faire. Nous sommes toujours menacés de ne pas maîtriser notre liberté.

3 Ensuite le caractère problématique des relations entre ces trois composants. complémentaires et antagonistes. Chacun s'énonce comme la formule complète de la communauté humaine excluant les deux autres.Nous pouvons le voir par la délimitation du champs politiques. Il y a 3 principales familles, chacun a son composant préférentiel. Le conservatisme, l'ordre et donc la politique. Le libéralisme, idéologie du droit. Socialisme, idéologie de l'histoire. Chacun se croyant la clef unique. Ils se suivent dans l'histoire. 1500-1650, formation du socle politique de l'état, 1650-1800, la politique est supplantée par le droit. de la, vient une définition intégrale de la communauté humaine et des rapports entre les êtres et la communauté politique. Exclusivisme du droit. La révolution française : parfaite image des révolutions des droits de l'homme. 1800-1900, l'histoire chasse la politique et le droit. Le renouvellement libéral renouvelle le conditionnement politique et se présente comme l'assiette définitive de la collectivité humaine. Le point de vue de l'histoire et de la société suffit à tout. Nos sciences sociales continuent de témoigner de cet héritage. Marx est l'auteur de cette autosuffisance du social historique. Il énonce la radicalisation émancipatoire du renversement libéral jusqu'à la disparition du politique et du droit. Le chemin vers la société sociale des producteurs associés n'ayant besoin ni de structures politiques ni de "mystification" juridique.

Nous avons la possibilité d'identifier le problème de la démocratie au XXème siècle. 1900, moment où on se rend compte que ces trois éléments sont indispensables, voués à coexister malgré leurs contradictions Comment faire ? 1900, moment où le régime mixte des modernes semble probable. Regime mixte ?Combinaison idéale des trois formes de gouvernement, monarchie, aristocratie et démocratie. (4ème video)




La difficile recherche du régime mixte
Donc, le régime mixte des modernes, c'est la combinaison de l'individualisme juridique, le cadre politique de l'état-nation et le gouvernement de l'histoire. Mais la synthèse est difficile. c'est le problème du XXème siècle et l'origine de sa tragédie mais c'est aussi sous cette lumière qu'il faut juger l'extraordinaire réussite du XXème siècle. Cette face éclairée est la stabilisation des années 45-75. Gauchet pense qu'il y eut là une sorte de miracle démocratique avec une synthèse impossible trouvée. La réussite économique cachant la réussite politique qu'est la mise en place de la démocratie libérale. Jusqu'à 45, la démocratie libérale était plutôt un libéralisme démocratisé par élargissement électoral. Ensuite une redéfinition de l'esprit de nos régimes permet un changement basé notamment sur l'association  de la garantie sociale  dans la liberté des individus et maîtrise du destin collectif par conduite du changement social. Mais on a pensé que cette réussite était la fin de l'histoire. Mais ce n'était qu'une ébauche défaite par un approfondissement de l'autonomie et de ces composants. C'est ainsi que nous devons comprendre les trente dernières années.

1Orientation historique. Les sociétés sont dans la production du futur, économie de l'innovation et du changement. Tout est perçu sous l'angle de la transformation qu'on pourrait leur opérer en vu de leur optimisation. Mais ces activités futuristes éparpillent les initiatives qui ne se comprennent plus comme des histoires. C'est la crise de la figuration de l'avenir. Plus nous faisons l'histoire moins elle nous est pensable comme telle.
2 Politique. Chute de l'état-nation, surtout en Europe. C'est le même phénomène d'occultation que pour l'histoire mais la mutation fut invisible à l’œil nu. La politique est portant passé de la superstructure (ce qui commande d'en haut et se donne à voir) à l'infrastructure (ce qui soutient par en bas et est cachée). D'où pour Gauchet l'illusion libérale d'une économie survivante si l’état s'en irait. Nous ne voyons plus la politique et nous croyons pouvoir nous en passer. Plus le pouvoir est important, moins il est compris dans son rôle.


3 Alors, il ne reste de visible que le droit. En sociologie, on observe une individualisation massive et en politique l'avènement d'une nouvelle démocratie en fonction des facteurs juridiques. La démocratie des droits de l'homme. C'est la démocratie à l'école de ces fondements, liberté et égalité de ses fondements.



Gauchet dit que nous sommes ici au coeur  de la crise de croissance de notre démocratie.
Cette plus grande rigueur dans la sécurité des libertés personnelles et dans leur traduction dans le droit positif  est bien sur une avancée mais la démocratie des droits de l'homme est une démocratie contre elle-même. Présent à ce point de notre chemin, nous pouvons bien voir qu'une démocratie sans histoire et contre politique est une démocratie menacée par l'ineffectivité pratique car elle refuse le cadre et les instruments nécessaires à son expression politique et elle ne s'occupe plus de la matière (le changement historique) dont elle devrait traité pour avoir du sens. De nouveau, une illusion d'optique nous cache l'ensemble. Nous ne voyons qu'une dimension de la démocratie, elle souffre d'unilatéralisme et débouche sur l'impuissance. La gouvernance ne peut remplacer le gouvernement et c'est contradictoire pour une démocratie  de s'en remettre à une agrégation démocratique des initiatives. Elle se renonce à se comprendre et à s'élaborer comme société

Pour conclure la conférence, Il nous faut retrouver un nouveau régime mixte équilibré de l'autonomie. Une démocratie toute nouvelle que les 30 glorieuses pourraient inspirer. Souhaitons que contrairement à la première crise nous n'ayons pas besoin de 1914, 1917, 1933...


Questions réponses (5 et 6eme video)

Les deux dernières vidéos sont en mode de questions-réponses. Je ne ferai pas de résumé mais je retiendrai les éléments qui me paraissent les plus importants.
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Zarka (tiens, le voila ?) commence par exprimer un doute, peut-on opposer si fortement, les régimes de l’hétéronomie et de l’autonomie ?
Il développe enfin l’idée que Gauchet est un Théologien (!! ???) Avènement de la démocratie, et discussion théologique (comme Tocqueville). « Vous attendez que l’évenement aille toujours plus loin… »
Gauchet répond que Tocqueville est plus theologien que lui. Il fait appel à providence. Lui, il analyse le déploiement de la structure autonome comme un possible inscrit dans les sociétés humaines. Mais qui n’est pas inéluctable et  qui est une simple contingence dès son point de départ… Mais cela est réversible. Pas d’aboutissement ni de fin de l’histoire. Il se trouve seulement que depuis un millénaire tout converge…
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Gauchet pense que l’individualisme est à comprendre en droit. Il y tient.
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Que faire des hommes des tribus hétéronome dans ce débat autonome et hétéronome ?
Gauchet dit qu’il n’est pas hegelien car il ne croit pas en l’histoire universelle. La réflexion anthropologique fut moteur pour lui. Mais histoire occidentale a une force incomparable mais nos amis primitifs ne sont pas voués à rentrer dans ce processus.
Et pour beaucoup de société elle est une proposition qu’on ne peut pas refuser, puis on ne peut résister à elle qu’en se servant de ses outils ou les ignorant.
Pas Hégélien encore car peuples ont dignité humaine et une raison historique à préserver pour elle-même, à comprendre et à protéger… Aucune infériorité. Vont-ils résister ? Mais si la modernité occidentale gagne, cela n’indiquerait en rien qu’il y avait une nécessité à ce triomphe.
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Gauchet dit encore  On peut décrire historiquement conditions de la bifurcation occidentale. 16eme, réforme, surgissement de ce qui est en germe depuis longtemps, le christianisme latin, 11eme siecle, organisation originale. L’évènement est la révolution papale, 1er état autour de fonction théologique. On peut suivre les étapes historiquement. (Mais cela aurait pu ne pas être.) Rien ne destinait la prédication d’un messie juif assez improbable à devenir l’assise de la plus puissante église de tous les temps. Contingence raisonnée. Logique interne  et quand modernité se déploie, la cohérence interne est forte mais n’est une pas nécessité. Donc le déploiement peut aller jusqu’à fin. Aboutissement logique qui ne peut être pas la fin de l’histoire. Il y a deux fins.
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Questions publics
Danger : chercher dans essence de l’islam quelque chose d’autre. Islam, penseurs « rationalistes » trop isolés.
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Originalité de la pensée du droit européen. Dernier livre de Marcel gauchet aurait pu s’appeler  « de la démocratie en Europe »
Ensuite grand problème avec les juristes qui ne le comprennent pas avec principe de légitimité. Où le législateur puise son inspiration ? l’idée du légitime puis ensuite institution. Ex bioéthique, recherche de légitimité… Décision binaire recherchant la légitimité…
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Colonisation ?
MG : Lien intime entre modernité et expansion de modernité. Elle est expansive. Mondialisation européenne, moyen d’économie pour éviter de se faire la guerre à l’intérieur de son continent. Maintenant, signe de nouvelle étape de mondialisation. 1ere fois où société non européenne, de se saisir à leur manière des principes de la modernité occidentale. Occidentalisation est à la portée de grands nombres de sociétés : nous sommes au début de la désoccidentalisation du monde et de la démocratie. Face à mondialisation –désorganisation mais appropriation. Avant mondialisation impérialiste, maintenant, mondialisation post coloniale et post impériale, donc mouvement d’appropriation et de désorganisation qui va changer beaucoup notamment dans la démocratie occidentale à venir.


Pour la bonne bouche, voici le panorama de la pensée de Gauchet par Pierre Cormary (encore lui mais tout de même.....), 1ere et 2nde partie.


Comprendre l'histoire de la démocratie.

mardi 13 novembre 2012

Rohmer, Truffaut, Chesterton et Les femmes

Je vous propose aujourd'hui deux extraits de film. Je crois qu'ils s'approchent tous les deux avec honnêteté et   fragilité sur le questionnement masculin à propos de la femme. Ils sont incroyablement proches par la nature de leur réflexion et incroyablement éloignés par la réponse du héros et probablement du réalisateur. Ici, Rohmer et Truffaut ne s'amusent pas seulement avec deux subjectivités nous sentons un engagement sur cette question si tendre qui englobe la beauté, le mariage, la fidélité et la différence sexuelle.

Le premier est un extrait du film de "L'homme qui aimait les femmes" de François Truffaut 1977

Le héros médite sur l'indispensabilité de la présence des femmes près de lui. Au moins de leur vision. Justement,  nous les observons avec lui. Nous partageons son émerveillement, sa contemplation. ("rien n'est plus beau...") Il parle de notre désir de les connaitre toutes et même de les posséder toutes. Et puis, ne veulent elles pas la même chose que nous ? L'amour ! Mais de toutes les sortes, dit il. Eh, oui, nous ne sommes jamais d'accord sur ce mot, tout en concevant sa prédominance... 
"Tout le monde veut l'amour, toutes sortes d'amour, l'amour physique et l'amour sentimental ou même simplement la tendresse désintéressée de quelqu'un qui a choisi quelqu'un d'autre pour la vie et ne regarde plus personne.
Je n'en suis pas là, moi !
Je regarde tout le monde..."
Ensuite, le héros se plaint de la trêve hivernale où les robes disparaissent.
Il médite encore sur l'importance des femmes en comparant leurs jambes filant dans le monde entier aux compas créant l'harmonie du monde. Il termine en magnifiant les femmes inconnues car.... elles sont inconnues...

Ensuite, voici un extrait du film de 1972, L'amour l'après midi de Eric Rohmer. 
Il n'existe aucune confirmation, mais je ne serais pas étonné de savoir que ce film a influencé le premier...




Notre héros commence à parler livre, lecture, il se rend compte qu'il a besoin d'une présence pour lire chez lui. (comparaison entre le livre et la femme, véritable rivalité ???) il commence alors à se poser la question, pourquoi elle ? Pourquoi ma femme ? Et pas une autre beauté ? Qu'est ce qui l'a dirigé vers elle. Après son mariage, il a commencé à trouver toutes les femmes belles. Chacune a son propre mystère. Nous sommes curieux de la vie de chacune que nous croisons.
Nous comprenons que cet homme vit une crise lancinante et discrète. Il n'a aucune envie de faire la coure aux filles mais "le mariage l'ennuie", il a envie de s'évader, la perspective du temps long l'assombrit.
Il voudrait une vie qu'avec des premiers amours qui ne seraient que durables.... impossibilité...

Face à la foule parisienne, il pense au monde des possibles, à ces femmes qu'il ne reverra plus, son regard posé sur elle qui comme un miroir les conforte et dont un accord tacite de leur part accorde cette discrète admiration.
Mais il ne s'éloigne pas de sa femme. "Ces beautés sont le prolongement de la beauté de sa femme, elle l'enrichissent tout en recevant un peu de la sienne. Leur beauté est le garant de la beauté du monde. En étreignant Hélène, j'étreint toutes les femmes du monde.
MAIS d'autres vie que la mienne se déroule parallèlement  Quelle frustration d'être éloignée de ces vies, de ne pas avoir retenu chacune de ces femmes dans leur marche précipitée et je rêve que je les possède toutes effectivement."

A la fin de cet extrait, nous pouvons voir la rêverie de notre héros. Il rêve de la possibilité d'un monde où toutes les femmes succomberaient à ses avances. (sauf, si....) Alors que nous empêcherait il de tout goûter ? Il est amusant de voir que dans ces rêveries, toutes les femmes ont participé à un opus de la série des contes moraux dont le présent film est le dernier. Une manière notamment de filer la réflexion sur les relations hommes femmes au coeur de cette série de films.

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Beaucoup de points communs. Deux hommes méditant sur la foule de femmes surgissant devant eux. Leur désir fou de s'intéresser à chacune d'entre elles, de les regarder, de les contempler, de participer à leur vie, de les retenir, de communier avec elle, de les posséder. Oui. Si la rêverie de Rohmer montre le caractère absurde de ce désir de globalité (ainsi que le rôle de la fidélité dans la séduction), les deux extraits touchent incroyablement juste sur la passion masculine des femmes. Que vous êtes belles, je ne peux vivre sans vous et il faudrait s'arrêter devant chacune de vous et vous admirer et combien il me tarde de vivre et d'aimer parfaitement chacune de vous.
"Leur beauté est le garant de la beauté du monde"
"Les jambes de femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens lui donnant son équilibre et son harmonie."
Ces deux phrases veulent dire la même chose. Femmes, je ne suis rien sans vous. Par votre beauté, vous êtes le vecteur du sens de ce monde. Vous êtes le signe de la transcendance.

Mais les deux extraits s'écartent ensuite mais se pose la même question. Comment goûter ce fruit ?

Truffaut semble répondre, goûtez les tous. Les grandes tiges comme les petites pommes. Elle veulent être adorées et dévorées. L'amour durable tendre et fidèle ? Il me fermerait de la vue des autres femmes....

Rohmer semble dire : C'est surtout marié que nous regardons toutes les femmes. Si cet extrait qui est l'introduction du film plante le sujet de l'ennui du mariage, des tentations des horizons innombrables, il donne aussi la réponse dans cette même introduction qui prend un tour contradictoire.
En étreignant ma femme, j'étreins toutes les femmes. En connaissant (bibliquement aussi...) ma femme et l'aimant, je participe à la communion à la beauté dont l'ensemble des femmes forment le portrait.
Regarder les femmes est un exercice bon et louable si l'on est marié (cela permet de mieux aimer sa femme) et si l'on ne l'est pas, il aiguise notre appétit pour aimer la femme que nous aurons élu et peu importe au final pourquoi nous l'aurons élu finalement puisque nous saurons goûter sa beauté et son humeur.
Il rejoint ici le discours de Hadjadj sur la raison. Le péché originel tel qu'il fut représenté chez Eve fut d'avoir goûter avant de contempler. il y a donc des regards qui goûtent avant d'admirer. Savoir voir la source avant de goûter le fruit. Source probablement d'une chasteté bien comprise et bonne. (Importance de la silhouette et du visage chez Rohmer, Truffaut s'arrêtant plus sur les détails. A noter l'importance "fétichiste" des jambes des femmes pour Truffaut, en y repensant on pourrait faire un catalogue infini de jambes de femmes dans ses films.)
Que faire alors de cette frustration de ne pouvoir toutes les embrasser ?
Comme Rohmer en se moquant de nos désirs de puissance...
Ou encore méditer l’élection de Dieu de son peuple, son amour pour celui-ci qui conduit enfin à la rentré de toute l'humanité dans cette élection. Méditer l'amour de Dieu, dans le cantique des cantiques, Méditer sa fidélité. Comprendre en quoi cette vertue est ce qui rend toute histoire une histoire sainte....



Pour la fin, quelques citations de Chesterton. Il résume tout cela très bien.



 Tous les adorateurs de la volonté, de Nietzsche à M. Davidson, sont totalement dépourvus de volition. Ils ne peuvent vouloir, ils peuvent tout juste désirer. Et si l’on en veut une preuve, il est facile de la trouver. Elle se trouve notamment dans ce fait qu’ils parlent sans cesse de la volonté comme d’une expansion et d’une évasion. Or c’est tout le contraire. Tout acte de volonté est un acte d’autolimitation. Désirer l’action, c’est désirer la limitation. En ce sens, tout acte est un acte d’auto-abnégation. Dès qu’on choisit quelque chose, on rejette tout le reste. L’objection que des hommes de cet école avaient l’habitude de faire à l’acte de mariage est en réalité une objection à tous les actes. Tout acte est une sélection et une exclusion irrévocables. De même qu’en épousant une femme, on renonce à toutes les autres, de même en s’engageant dans la voie d’une action, on renonce à toutes les autres. Orthodoxie P64, ed. Climat

 Etre fidèle à une femme est un faible prix à payer pour le prodige de voir une femme. Me plaindre de ne pouvoir me marier qu’une fois  revenait à me plaindre de n’être né qu’une fois. C’était disproportionné avec l’effarante exaltation qu’on éprouvait à en parler. Cela témoignait non pas d’une sensibilité exagérée, mais d’une curieuse insensibilité envers le sexe. Un homme n’est qu’un idiot de ne pouvoir accéder à l’Eden par cinq portes à la fois. On est polygame faute d’épanouissement sexuel : C’est comme si l’on cueillait cinq poires par inadvertance. P92Orthodoxie ed. Climat
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Souvent femme varie et c'est là une de ses grandes qualités. Cela évite à l'homme d'avoir recours à la polygamie. Tant que vous aurez une femme, vous serez sûrs d'avoir tout un harem. - Gilbert Keith Chesterton

Quelques photos mais il y en aurait tant à mettre....