jeudi 23 octobre 2014

La lotterie de Babylone 4ème chapitre de La marque du sacré de Jean Pierre Dupuy


Et ici, la somme des chapitres....


Continuons notre lecture de la marque du sacrée (après ceci, cela et encore)
Cette fois, Dupuy s'attaque au politique, au vote et à la démocratie. Oui, oui, pour vous aussi, dit Dupuy, nous pouvons retrouver (malgré vos qualités, votre respectabilité et donc aussi votre morgue...) vos racines profondes dans le religieux et le rituel. Vous ne cessez de buter dessus sans les voir.

 
Nous avons en tête la phrase de Tocqueville pourtant aussi :

"pour moi, je doute que l'homme puisse jamais supporter à la fois une complète indépendance religieuse et une entière liberté politique ; et je suis porté à croire que s'il n'a pas la foi, il faut qu'il serve, et s'il est libre, qu'il croie"

Dupuy défend la thèse suivante : on échappe pas à la logique de l'extériorité or le hasard y joue un grand rôle.

En effet, dans les sociétés traditionnelles, la détermination du bouc émissaire a une grande composante de hasard, non pas aléa moderne comme incertitude réglée mais hasard perçue comme décision d'une extériorité. L'auto-transcendance que produit le hasard a partie liée avec la façon dont les hommes auto-extériorisent leur violence sous la forme du sacré. En passant du hasard à l'aléa, on a cru passer du sacré au calcul, de l'irrationnel au rationnel.

Mais prenons le cas de la philosophie morale sur le choix du sacrifice de l'innocent (ex Le choix de Sophie, William Styron), un pervers nous fait choisir de sacrifier entre deux personnes sinon il tue les deux. Il faut choisir de choisir, l'aléa n'a pas la capacité d'extériorisation. Il en est de même pour les cas d'adoption ou les couples cherchent la reproduction du hasard de la loterie biologique.

Dupuy pense que le vote engendre un hasard légitime et porteuse de sens et productrice d’extériorité et de transcendance. Quand bien même la politique moderne est la recherche de l'immanence mais il ne font que croire de s'affranchir de la transcendance.
Avant tout, notons trois paradoxes logiques du vote et de la volonté générale de Rousseau.

1
On peut avoir l'image de la volonté générale comme la synthèse des volontés personnelles. Or elle entre toujours en rivalité, elle se dressent contre toute les autres, cette synthèse est impossible (K.Arrow). Mais il faut voir que c'est ce qui sauve la démocratie, sinon, il ne suffirait d'un grand ordinateur qui la calcule. La démocratie permet de changer la volonté particulière qui prend le rôle de la volonté générale. Or c'est parce que tous savent que la volonté des gouvernants n'est rien d'autre que leur volonté particulière, que le mythe de la volonté générale peut être préservé.

2
Avec le décompte des voix, la politique instaure le quantitatif comme avec le prix dans l'économie, elle instaure les analyses et prévisions. Qu'en est il de la différence entre sondage et élection ? Le sondage a, en effet, en plus une influence sur les sondages. La scientificité du sondage donne à croire que le vote est rationnelle mais non donc... La pratique du vote tranche certes, mais elle ne fait que décider dans l'indécidable...

3
Quelques pierres ne constituent pas un tas.
Sauf en cas de vote égalitaire entre deux camps, il est inévitable de conclure que le bulletin déposé dans l'urne par chaque électeur a un effet nul. Le résultat n'aurait pas changé si je n'avais pas voté. L'électeur rationnel ne devrait pas voter. Les arguments pour aller voter ont une dimension magique (En votant, j'influence), tout comme les arguments des politologues français croyant que l'élection américaine se jouât sur les votes de quelques floridiens. Ou bien encore la tentative de reconnaître un sujet collectif.

Le vote est un paradoxe et Dupuy se tourne sur les élections américaines 2000 pour nous le confirmer.

On ne peut voir, nous dit il, les votes entre Bush et Gore comme des valeurs déterminées que l'on peut approcher. La marge d'erreur a été plus grande que le seuil critique entre les deux bonhommes. La décision dépendait de cela même qui échappe à l'observable. Une cause si petite déterminait un résultat considérable. Aux USA, un petit transfert de voix peut bouleverser un état qui peut bouleverser l'équilibre entre les grands électeurs qui votent à l'unanimité dans un état.

Cet incident et cette procédure peut être scandaleuse si on pense que le vote doit être rationnel et révéler la volonté générale mais pas autant que cela si on pense la procédure comme un moyen de renvoyer la décision à une instance qui échappe aux choix individuels. Paradoxe de la démocratie, perdu dans la multitude, l'individu ne voit pas l'influence de son emprunte sur le groupe, mais le point où arrive cette situation comme en 2000 aux USA est celui où la procédure semble arbitraire.

La démocratie moderne ne ressemble jamais autant à ce qu'elle ambitionne d'être que lorsqu'elle devient indiscernable d'une gigantesque loterie.

Chacun se demandant s'il va voter ou non, se fixe sur le cas, (possibilité infinitésimale) où sa voix ferait basculer le vote d'un camp dans l'autre. Pouvoir qui serait aussi phénoménal qu'insignifiant puisqu'il n'y aurait pas de différence pour ce qui est du résultat global avec le fait de tirer à pile ou face. Ne sommes nous pas dans le cas où le hasard a un sujet, nous retrouvons l'auto transcendance où le peuple transcende l'individu ? Comprenons, le vote et le rituel dans leur rationalité.

Exemple de l'élection américaine : première phase, crise d'indifférenciation, qu'est ce qui les différencient ? Plus ils se ressemblent, plus leurs différences sont petites et illusoires. Ensuite la nation se rassemble en un mouvement cathartique autour du vainqueur. Le je ne sais quoi a suffi d'en faire l'intégrateur de la nation. Les rituels d'un traité de paix joue la guerre puis la non guerre + sacrifice. Le vainqueur sera immolé. Souverain ou martyr, différence apparemment considérable mais la similitude du choix des deux reste troublante.

La crise de l'Amérique est que la violence qu'il s'agissait de nier a occupé pendant longtemps toute la scène en l'absence d'une solution cathartique qui n'arrivait pas. (media au langage religieux). Il fallait réaffirmer une foi. celle du pouvoir nourricier de la constitution, du règne de la loi et la grandeur d'un système. qui place la loi au dessus des hommes. Peur de la perte de légitimité du système. Le rite joue avec le feu. en jouant l'affrontement pour mieux le dépasser. Risque que la fête tourne mal et que l'incendie embrase tout. Des voix demandaient que les candidats rivaux sacrifient leur ambition pour défendre l'idéal. La victime consentante serait le vainqueur dans l'ordre symbolique et peut être à l'avenir, dans l'ordre réel.

Pour un rapprochement de l'anthropologie et de la philosophie politique


la démocratie est essentiellement rituel dont l'efficacité dépend prioritairement de la participation unanime et du respect scrupuleux des formes.
Paradoxe, le suffrage universel est le moment où la souveraineté populaire devait se manifester mais où aussi l'individu social est converti en unité de compte. Ceci n'est pas, non plus, possible sans dissolution des liens.
Il y a un rapprochement à faire entre la démocratie et la désagrégation conflictuelle de la communauté et en même temps, acte de collaboration sociale. Dans le carnaval encore, le comble du holisme et le comble de l'individualisme apparaissent comme ne faisant qu'un.

Répétons (aussi avec Gauchet) :
La division de la société d'avec elle même (logique du sacré) est importée à l'intérieur de la société. On a pensé que l'intériorisation de la coupure entre la société et son Autre allait entrainer une réappropriation totale de l'être collectif. C'est l'histoire des sociétés démocratiques et de leur prise de conscience de leur fragilité constitutive. (deal irréalisable et dangereux. )
L'absolue souveraineté tendrait paradoxalement à engendrer son contraire...
Un corps politique ne pourrait donc être sujet de lui-même qu'à la condition d'accepter que les instruments dont il se dote pour mettre en acte sa souveraineté le dépossèdent de celle ci dans une certaine mesure. Avant, pouvoir incorporé désormais le lieu du pouvoir devient un lieu vide, on ne peut plus se l'incorporer (sans devenir fou et faire plonger la société avec), il y a compétition réglée et institutionnalisation du conflit.

Écoutons Lucien Scubla en lien avec Hocart, "Si volonté générale est inaliénable, nul ne saurait en être le détenteur ; si la volonté générale ne saurait être représentée, rien ne saurait en être le représentant pas même le peuple unanime. Le chef de l'état occupera un lieu inviolable et comme le roi ashanti qui siégeait sous un tabouret d'or sur lequel nul ne pouvait s'asseoir, placé sous la protection de la Volonté Générale mais ne pouvant s'identifier à lui. Gardien d'une place vide que nul ne saurait s'occuper. Cette place vide est la substance invisible autour de laquelle se structure l'ordre social et politique. Personne ne peut parler en son nom.
Anecdote, pour finir, d'une tribu africaine Gura. Ne voyant pas des hyènes féminines, deux tribus se battent sur l'existence de celle ci. Compétition de chasse intervient pour déterminer cela. La tribu qui a le plus chassé de biches a gagné et permet de déterminer le fait. On peut voir ce rite comme un chainon entre le sacrifice humain rituel et la symbolisation à son extrême par le bulletin de vote. Pas plus raisonnable de compter les biches que les bulletins, mais dans les deux cas, l'essentiel est la participation au rite unanime garantissant l'efficacité des deux. 
Mais qui dira le sexes des hyènes ?
Et sur les dangers qui se rapprochent ?
La sagesse est elle du coté du plus grand nombre ?
Plus bas, résumé au fil de la lecture

lundi 6 octobre 2014

La religion, nature ou surnature ? La marque du sacré Jean Pierre Dupuy

Et ici, la somme des chapitres...

Je continue mon exploration du livre de Jean Pierre Dupuy, la marque du sacré...
Troisième chapitre

Dans ce chapitre, notre cher auteur s'en prend aux cognitivistes, les scientifiques anti religieux, recherchant à faire table rase de l'homme religieux en en montrant l'inanité. Il est dur avec eux mais il en profite surtout pour montrer la pertinence du religieux et du christianisme. Arrêtons de balayer le religieux d'un revers de main !!!!
A ce propos, Il en profite pour clarifier sa situation. Il n'est pas pratiquant et pas vraiment croyant. Mais il pense que le christianisme est une épistémologie qui en sait plus sur l'homme que toutes les sciences sociales réunies. 
On peut lui reprocher cette position ambiguë mais ne nous rend il pas un service énorme en martelant tout le long de ces chapitres notre impossibilité de nous écarter du sacré et de nous comprendre à l'extérieur de lui.... Son dernier passage sur le débat Durkheim - Brunetière est très intéressant, il nous permet d'appréhender toujours un peu plus le libéralisme comme tentative illusoire mais séduisante d'accomplir le christianisme sans son aide et de sacrifier d'autant mieux l'homme qu'on croit le mettre comme fidèle et dieu de cette religion de l'individualisme...


Mais, au fait, pourquoi être religieux ?

On ne peut parler du religieux qu'en s'y embarquant, 
nous en sommes traversés même quand nous ne le savons pas. Les cognitivistes ne le voient que comme un obstacle où ils font naufrage... Le message chrétien est science humaine et la condition de possibilité de toute science humaine, de plus elle tue doucement toutes les autres religions. Les cognitivistes veulent en faire une religion comme les autres mais lui réserve au final toujours un sort spécial. Ils développent ce qui leur semblent absurdes. Mais ils oublient la Passion, au moins Nietszche n'oubliait pas la Passion, Dieu est mort, et c'est nous qui l'avons tué. L'incroyable, ce n'est pas que les êtres surnaturels font des choses incroyables, c'est qu'une religion se soit reconnu dans un Dieu qui fut la victime d'un lynchage collectif. Le monde a retenu cette histoire et a été façonné en retour. C'est une histoire humaine où on peut se reconnaître. Les cognitivistes sont coincés.


Le religieux est effervescence sociale non collier de concepts
Ce n'est pas un système d'idée. Ils ne cessent de se poser la question de savoir comment l'évolution a t elle laissé passer cette absurdité. Ils oublient que la foi est bâtie par le groupe et dans l'action. Ils oublient la crainte de l'ordre social. Ils ne voient pas comment la violence comme pharmakon, poison et remède est l'énigme centrale du religieux.

Dupuy résume un petit peu Girard, la théorie du bouc émissaire et affirme : l'histoire de l'humanité est l'histoire de l'évolution des systèmes sacrificiels. Les mythes et les rites masquent la violence du religieux pour mieux contenir la violence sociale.
Manifestation d'un choix collectif, le sujet collectif dissout au plan moral la question de la responsabilité. Le sujet collectif , dans un premier temps met en scène la rivalité pour ensuite la transcender et faisant émerger une entité en surplomb, garant de l'ordre social.

Dupuy note l’étrangeté de la forme circulaire de la logique sacrificielle : le dieu émane de la victime mais il faut qu'il ait encore toute sa nature divine au moment où il entre dans le sacrifice pour devenir victime lui-même.

Notre cher Jean Pierre fait ensuite un paragraphe proche de celui de Gil Bailie pour inviter nos âmes modernes à reconsidérer le christianisme. Le savoir chrétien est partout, la connaissance du bouc émissaire travaille le monde mais ses effets sont redoutables, que peuvent faire les sociétés si on leur enlève les béquilles sacrificielles ? Pour comprendre la religion il faut avoir méditer le verset suivant : Matthieu 10, 34-39 Je ne suis pas venu apporter la paix, je suis venu apporter la glaive.


Dupuy finit par une lecture très intéressante du débat entre Durkheim et Brunetière lors du débat sur le capitaine Dreyfuss. Durkheim affirme que l'individualisme est une religion (d'origine chrétienne), une religion compatible avec la communauté humaine ou l'homme est le fidèle et le dieu. Durkheim avoue que le libéralisme veut accomplir les promesses du christianisme, la religion de l'individu est tout ce qui peut retenir les hommes les uns les autres. Mais Durkheim, et sa sociologie,  se sépare du christianisme. Il défend l'homme in abstracto, il est moins blessé par la blessure de l'homme concret que par l'atteinte d'un homme universel. Ce dernier et les grandes idées peuvent devenir des idoles, pour le christianisme la brebis égarée est la plus importante au risque de mettre en danger les quatre vingts dix neuf autres. Il est le ferment mortel qui a vocation de détruire toutes les puissances. Durkheim ne voit pas la dimensions épistémologique du Christianisme et les cognitivistes ne voient pas, à l'inverse de Durkheim, que c'est le sacré qui a engendré les cultures humaines.

Ci dessous quelques notes au fil de la lecture